Lorsque trois adultes savent réciproquement de leur existence et de
la maltraitance qu’ils exercent contre un enfant, psychologiquement et
physiquement, d’une part, affectivement d’autre part, et sexuellement
pour le troisième, et qu’ils sont donc ainsi tacitement complices des
destructions qu’ils exercent individuellement et en connaissance de
cause sur cet enfant, le meurtre psychique est, de manière hallucinante,
bien défini.
Dès l’âge de 4 ans, victime de violences physiques, je vivais dans un
climat de terreur qui n’est allé qu’en croissant, du fait d’avoir une
maman qui, de par les abus subis dans l’enfance, refusait de toucher,
d’embrasser puis, surtout, de protéger son fils.
Je suis le fruit d’une « prostitution par contrat » : ma maman qui
aimait déjà un autre homme, a cru devoir respecter l’exigence, de son
mari, de lui faire un fils… Lorsque j’ai lu Hervé Bazin, j’ai découvert
ma maman dans les traits de son héroïne, Folcoche. Ma mère était
Folcoche. J’ai dû grandir avec ça : abandon affectif, refoulement et
interdiction des sentiments : nos sentiments étaient interdits car les
siens lui étaient interdits !
Cette errance qui est ainsi très tôt devenue mon CV, m’a alors
conduit à la portée d’un prédateur sexuel. Était-il le premier ? Il ne
sera pas le seul… J’avais huit ans, j’étais un petit garçon maigrelet
et mal habillé, soumis dans la crainte et en recherche constante d’un
sourire qui me confirmerait la valeur de mon existence. Un des nombreux
psychologues ou psychiatres consultés au long des années me disait :
« Un enfant, même à huit ans, n’accepte pas une agression sexuelle s’il
n’a pas déjà vécu, de la part d’adultes ayant autorité, un climat
incestuel.. ». Me concernant, il n’avait pas tort.
Quatre ans après, des circonstances me permettent de dévoiler
l’abjection subie mais le criminel - qui avoue - n’est ni puni ni
suspendu ni expulsé ni jugé : il continuera son œuvre maudite. Ce
monstre est protégé par d’autres monstres, assassins de l’Enfance, liés à
l’Église. Quant à moi, je tombe malade et je manque l’école durant
trois mois. Mais ma maladie n’a pas de nom, elle est niée. Comme le
sera ma TS beaucoup plus tard, à l’âge de 18 ans.
Mes souffrances ne sont pas reconnues, elles ne seront donc pas
traitées. Je deviens une tête de turc, l’enfant « responsable du
malheur de ses parents ». Les coups continuent de pleuvoir; les
humiliations, avec leur négation vitale, baignent mon développement et
mes espérances d’adolescent.
Vers mes seize ans, je tombe amoureux d’un sourire féminin qui
éclaire les rues mal pavées du chemin de l’école. Mais Folcoche
veille ! Elle distille son venin, empoisonne à nouveau mes illusions
vitales. Selon elle, je n’aurais jamais été capable de l’aimer toute
une vie, je la rendrais malheureuse…, et toute une litanie de propos
destructeurs de cet acabit. C’est un jeu pour elle d’insinuer en son
« petit garçon » le doute de lui-même, sans le moindre scrupule. Elle se
fait aider dans son entreprise par un petit comité. Je me laisse à
nouveau piétiner. Son truc, c’est le culte de la personnalité. Nous
devons la vénérer, l’adorer, justifier son existence à elle, par notre
dévouement total à sa défense, notamment face à notre géniteur et à la
famille de ceui-ci, tournée en ridicule. Et une liste de phrases, entre
manipulatrices et déchirantes, nous sont inlassablement serinées :
« Vous ne savez pas ce que j’ai souffert ! Vous verrez, quand je serai
morte ! Ne venez pas avec de grands mots ! Dites-le, si vous l’osez, que
je suis une mauvaise mère ! »
Et c’est vrai, elle a souffert. Nous en sommes convaincus et nous la
vénérons comme une déesse : elle est belle, elle est notre mère, tout
doit être constamment fait en son honneur, pour la rendre heureuse :
nous sommes des enfants parentalisés mais nous l’ignorons. Ses
frustrations de femme, ses hurlements hystériques, ses jalousies
maladives, ses critiques acerbes envers les femmes souriantes, sa
négativité à propos de tout et de rien, ses airs hautains et dédaigneux,
sa froideur, son orgueil, ses exigences capricieuses, ses absences
continues de la maison ne nous choquent pas : elle a tous les droits,
nous lui devons tout. Nous acceptons les punitions sûrement méritées,
c’est elle qui fixe les normes, qui nous enseigne ce qui se fait, ce
qui peut se faire, se dire, comment paraître. Elle force l’admiration
en nous montrant comment acquérir le goût, le savoir-vivre, le
savoir-faire, comment nous tenir. Elle nous montre que nous ne sommes
rien si ce n’est par sa grâce, que nous ne savons pas nous comporter,
que nous sommes mal-élevés, gros, ingrats. Nous n’avons pas d’argent de
poche et nos petits camarades ne sont pas bienvenus à la maison.
Nous ne connaissons pas l’harmonie de l’amour qui n’a pas ses droits
chez nous ni non plus sa vérité, d’ailleurs : nous baignons dans le
mensonge à propos de tout mais les menteurs, selon elle, c’est nous,
c’est moi. Pour un oui ou pour un non, j’ai droit à des interrogatoires
serrés : quels ont été les mots prononcés, les faits, etc. Donc, je
mens. À partir de là, mon errance se transforme en vagabondage. Le
poison fait son effet : « alimentez-le de poison, il reviendra s’en
nourrir ! »
Depuis l’âge de douze ans, je ne suis plus qu’un enfant perdu. Avant,
toujours dans les six premiers de la classe, voici à présent que je ne
réussis plus jamais une année scolaire. Ma mère se détourne de moi car
l’enfant pré-érotisé la dégoûte. Le sexe la dégoûte. La masturbation
est un péché mortel et elle a des soupçons. Que son fils ait besoin
d’aide, ça ne lui effleure même pas l’esprit. Lorsque, adulte, je lui
rappellerai ces années, elle s’en froissera et me mettra à la porte.
Ce qui la gêne, c’est que son rejeton ne brille pas par ses résultats
scolaires, qu’il lui fasse honte devant ses amies. L’enfant bien
obéissant devient peu à peu un rebelle renfermé qui assume une
marginalisation généralisée. Je plonge doucement, à partir de la honte,
dans la tristesse, dans le désarroi. Incapable de mettre des mots sur
mes états d’âmes, je perds toute confiance dans les adultes. Je les
crains comme la peste, je comprends qu’ils sont dangereux pour ma
survie. J’apprends la stratégie du bouclier.
Surtout depuis que ces deux autres camarades d’enfance, victimes du
même prédateur, sont virés de l’école catholique et que mon tour arrive
pour le même motif : « homosexualité avec un professeur ». C’est le
comble ! Mon géniteur ne m’a pas défendu, il est d’accord avec « ses
chers pères jésuites » : son fils unique est un enfant vicieux ! Pauvre
papa si déçu du fils que la Vie lui a donné !!! Plus tard, il me
reniera par trois fois, comme son fameux St-Pierre… Il s’agit
maintenant pour moi d’apprendre à résister.
Peu à peu, la solitude crée autour de moi un no man’s land. Certains
condisciples commencent à m’appeler « le fou ». Je ne peux leur donner
tort : je n’ai plus de repères, tout s’effondre autour de moi ! L’image
de mon amour interdit, Annette, oblitère mon cœur et me ferme une
sortie vers la lumière d’un sourire susceptible de me réconcilier avec
l’existence, avec l’espérance… C’est une énorme culpabilisation
maintenant qui va, comme un cancer, étendre ses polypes dans toutes mes
fibres.
Je culpabilise envers Annette à qui j’ai confié mon amour, je
culpabilise pour ces sottises religieuses dans lesquelles j’ai été
conditionné par des irresponsables : leur concept imbécile de péché
mortel, état dans lequel je vis puisque je suis un survivant du viol (je
serai excommunié), adolescent tourmenté par une sensualité morbide,
hanté par le plaisir mécanique ressenti lors des agressions veules.
Personne ne m’embrasse, ne me tient dans ses bras, ne me rassure sur le
fait d’être aimé.
Cette culpabilisation, cette condamnation au rejet fait encore partie
de moi aujourd’hui et continue de me démolir, psychiquement et
physiquement. Je culpabilise pour les échecs qui s’accumulent, je
culpabilise pour avoir déçu mes auteurs auxquels me rattachent
viscéralement les liens fondateurs de mon être-au-monde. Je culpabilise
car je suis un incapable, un nul comme disent aujourd’hui les jeunes. Il
faudra longtemps avant que j’apprenne que ces bourreaux me
culpabilisent eux, pour justifier leur mensonge, pour asseoir une
autorité fasciste, pour se faire valoir en société : leur fils a mal
tourné, ils sont bien à plaindre…
Je me fais valoir par des coups d’éclat, par ma rebellion : je me
fiche de tout, je crâne, plus rien ni personne ne me fait peur, je brave
les autorités. Mais au fond de moi, le venin et le poison font leur
œuvre : d’exaltations en désespérances, je perds toute foi, en ai-je
jamais eu une au fond de moi, depuis les coups et les viols ? Mes
bravades m’attirent l’admiration de quelques condisciples tandis que les
années scolaires perdues, encore et toujours, me discréditent sur tous
les fronts.
Je rêve d’une famille, je rêve d’enfants que j’élèverais dans
l’Amour. J’idéalise l’Amour. Mon épouse, rencontrée une première fois
lors de mes 20 ans, me le reprochera un jour : mon idéalisation la gêne.
Mais elle aura surtout honte d’être l’épouse d’un survivant de la
pédocriminalité : « Est-ce que je n’aurais pas dû savoir ça avant de
t’épouser ? Tu es asocial, un danger pour nos enfants ! »
Je lui ai caché que j’avais sombré dans l’alcoolisme après cette
tentative de suicide bâillonnée de mes 18 ans. L’alcool qui venait
désaltérer l’indifférence d’un cynisme naissant, le désert des
sentiments écrasés, l’assassinat de mes espérances les plus naturelles
et vitales, les plus minimes, une dignité tuée dans l’œuf, le moindre de
mes droits humains, de mes droits d’enfant.
Mais l’alcool a disparu de ma vie pour toujours et le tabagisme aussi.
Pendant quelques années où je me suis mis à travailler manuellement,
j’hésite devant l’alternative de la haine qui me prend aux tripes et qui
n’est que la naissance d’une colère légitime, une revendication qui ose
pointer le bout de son nez sans se définir vraiment. Je méconnais la
nature de mes blessures, je méconnais leur profondeur et le dommage qui
va ruiner ma carrière de vivant. Je me rabats sur la littérature et
dans le communisme. J’apprends la pensée, la philosophie, le nihilisme,
l’existentialisme. Je découvre la misère humaine, l’existence de la
prostitution qui me hante dans le souvenir de mon avilissement précoce
mais ancré au plus profond de mon psychisme, dans la mémoire de ma
valorisation comme corps objet des satisfactions bestiales d’esprits
tordus.
Puis, surprise ! Un mariage longtemps convoité se concrétise
soudain. L’amour me tombe dessus sans prévenir : tout s’arrange, je suis
le fils prodigue pour lequel on tuera le veau gras. On m’habille, on
me recommande, j’ai une fiancée exquise et c’est là tout mon nouveau
mérite. Une solution heureuse qui arrange tout le monde. Il semble que
me voilà devenu « un homme » digne de ce nom. Les cérémonies du mariage
rappellent le ban et l’arrière-ban, le blason familial s’en redore,
apparemment. Je me laisse séduire par ce mirage.
L’arrivée de nos enfants me donne un courage que je ne me connaissais
pas. Je travaille comme vendeur et je gagne bien ma croûte, j’en veux.
Mes tourments sexuels et ma vie nocturne sont loin : je crois au
bonheur même si mon couple émet des signaux d’alarme que je ne veux pas
exagérer. Pourtant, mon épouse ne croit pas en moi : elle s’allie avec
mes parents, elle ne s’en vantera que bien des années après. Car elle
n’est pas portée aux confidences. Je lui propose de nous rendre chez un
conseiller conjugal : « Va le voir toi, le psy, moi, je ne suis pas
folle !! » C’est la douche froide mais je m’accroche. Alors, de nouveau,
le fanion de la victoire repasse du côté des géniteurs. Le règne du
mensonge reprend du terrain. Le petit garçon qui souriait béatement
lorsque les sentiments lui étaient interdits, retrouve sa place dans le
déséquilibre et la déstabilisation. Mais j’ai deux enfants qui ont pris
la place d’une ancienne religion : je vais me battre contre toutes et
contre tous pour un rôle de père qui est devenu tout mon ressort, toute
mon idéologie, celle de l’amour pour ces êtres fragiles et dépendants.
Don Quichotte, je m’emballe au creux du tsunami qui ravage mes
projets de bonheur. Je pleure. Je pensais n’avoir plus de larmes et
voilà que je pleure. Tous les jours, je sanglote devant tant
d’indignité, cela dure des mois. Je suis envahi de migraines
ophtalmiques. Je bats le pavé, je fais du porte à porte pour retrouver
un job mal payé. J’ai des dettes. Je redeviens cet indésirable que
personne ne comprend, ne tolère. Je vis dans une pension où je partage
une chambrette avec un alcoolique qui rentre ivre toutes les nuits. Je
n’en ai cure, ça me connaît. J’ai assez voyagé, de nuit, dans les
« bas-fonds ».
Je ne compte pas mes heures, je tue ma solitude. Je ne m’apitoie pas
car mon quotidien s’est libéré de ces personnes dominatrices ou
manipulatrices. Là, au plus bas, je trouve cette assurance qui m’a
manqué toujours. Je forge des rêves et je les construis. Je ne compte
que sur moi-même, je ne suis plus dépendant. Et cela fonctionne. Je
deviens traducteur, je donne des cours particuliers. Je porte une
cravate et je souris patiemment. Les offres de travail se présentent
avantageuses et, lentement, mon statut s’améliore. Je déniche un petit
appartement où je peux recevoir mes enfants que j’assiste dans leur
scolarité. Notre complicité est vivante, belle et joyeuse. Mon fils
devra attendre l’âge de 14 ans pour venir dormir à côté de son papa,
l’âge légal. Ma fille décide de « ne pas abandonner sa mère ».
Qu’importe, nous pouvons enfin nous offrir une semaine de vacances à la
mer, à nous trois !! J’apprends à rire de bon cœur…
La destinée m’offre quelques années de prospérité qui me permettent
de me remettre à flot. De m’acquitter de mes obligations familiales, de
m’offrir un véhicule. Imprudemment, j’ai quelques aventures féminines
mais, restant vigilant à l’intérêt prioritaire de mes deux vrais amours,
je ne me laisse pas entraîner : il n’est pas question de blesser
davantage mes chers petits.
Entre temps, convaincu par le livre de Susan Forward (Parents
toxiques), je renoue par le biais épistolaire avec la grand-mère de mes
enfants. Irréelle entreprise, invraisemblable challenge. La fratrie et
mon géniteur réagissent très mal à ces tentatives maladroites,
interprétées comme des « assauts ». Je leur envoie les enfants durant
l’été, me privant de mes vacances avec eux, afin de ne pas couper les
ponts entre les générations. Je mets ce temps à profit pour travailler
encore. Je monte une petite société, je m’installe. Avec ma famille
parentale, tout ne sera jamais que malentendus et quiproquo,
éternellement.
Les années coulent et les enfants grandissent. Ils passent avec
succès et sérénité les examens annuels et je prends conscience de
l’importance d’encourager des enfants pour les mener au succès. Je
n’oublierai pas cette leçon et chaque jour, je les rassure de mon amour
pour eux. Le ménage brisé leur cause néanmoins des difficultés
relationnelles mais ils les surpassent peu à peu et ils arrivent à
l’université en pleine maturité.
Je m’inquiète mais sans motif car ils ne manquent pas une seule
année. Ils s’épanouissent, ils font du sport. Ils vivent leur jeunesse
et s’amusent. Ils relèvent les défis comme autant de jeux. Ma vie est
presque comblée, je me détends. Nous faisons l’un ou l’autre voyage et
c’est une telle fierté pour moi, un tel bonheur de m’amuser avec eux,
…ces ballades, ces moments estivals, ces randonnées, ces sorties
nocturnes à trois.
Les épreuves ne sont pas finies : chaque jour, tout est remis en
question. Un jour, au cinéma, je visionne un long métrage qui me laisse
une saveur amère, sans la comprendre, sans faire les liens. Un peu
plus tard, avec mes deux trésors, nous regardons un film à la télé : un
père déjà grand-père est pris sur le fait au moment d’agresser
sexuellement ses petites-filles et les mamans, très tardivement,
prennent conscience alors que leur père les avait également agressées
dans leur enfance. Je suis pris de sanglots et je vais me cacher dans
les toilettes pour ne pas impressionner mes loupiots. Puis, troisième
étape, je regarde par hasard un reportage sur TV5 : des enfants victimes
et leurs parents honnêtes viennent y témoigner de ce qu’ont représenté
pour eux le fait de subir des agressions sexuelles répétées.
Là, l’éclairage est trop brutal : je suis dévasté !! J’appelle
immédiatement ma fille et mon garçon, les jeune adultes qu’ils sont
comprennent immédiatement de quoi il s’agit. Heureusement car, le
lendemain, je tombe en dépression nerveuse clinique, de façon
foudroyante… J’ai pris la mesure de la tare avec laquelle je vis,
greffée en moi comme une munition à fragmentations. J’avais été
coupable de tout et, de façon foudroyante, mon statut de victime tarée
m’est révélé. De nouveau, je vais tout perdre : travail, estime de
moi-même, appartement, cap, identité, entourage. Je ne veux pas que mes
deux chéris me voient dans cet état et je m’en éloigne. Leur appui est
inconditionnel, leur tendresse reste constante mais ils doivent vivre
leur vie sans la charge d’un père malade.
Je vais toucher des subsides de demandeur d’emploi et retrouver des
chambres à louer. Désormais, je ne serai plus jamais capable de partager
une vie intime avec personne. Ma reconstruction va durer des années
dans la précarité, dans la résignation. Mais il n’est pas question de
« démissionner ». Inspiré par un premier psychiatre, je commence une
tâche infinie : reconstituer l’historique de mon cheminement sur cette
terre, date de naissance, arbre généalogique, reconstitution des faits.
Je découvre les assos de soutien aux victimes.
Durant leurs réunions, je redeviens le petit garçon d’autrefois :
j’écoute incapable d’ouvrir la bouche, de me forger des opinions, je ne
sais plus qui je suis ni dans quel monde je suis tombé. Les récits
hallucinants de la pédocriminalité organisée me stupéfient. J’apprends
la condition féminine. Je commence à lire et je me mets à écrire, peu à
peu, des nouvelles puis des romans. Pour l’asso, je pars en mission
d’appui pour d’autres victimes comme moi : présence de soutien dans les
tribunaux, présence à des conférences avec prises de notes, présence à
des manifs, présence dans des comité de soutien, accompagnement en
consultation chez des juristes, chez des psychiatres, etc., etc.
Durant de longues années, au milieu d’elles et d’eux, j’apprends et
je découvre, stupéfait, des réalités que je côtoyais depuis l’enfance
sans les identifier vraiment : la corruption généralisée, la lâcheté
politique, les mœurs dissolues, l’étendue des réseaux, le silence autour
des crimes, les tortures et les meurtres d’enfants et de toutes jeunes
filles, les manipulations dans la presse, l’omerta, l’implication des
« hommes de dieux », les mafias, les arrangements politiques, la
manipulation des masses, les jugements iniques, le pouvoir occulte des
sociétés dites secrètes.
Tout cela est très dur. Lorsque je vois mes enfants, je veux les
mettre au courant, leur donner une petite idée de ces mondes parallèles,
de ce qu’a été ma destinée. Les psys m’y encouragent car il est
impérieux de rompre la chaîne du secret entre les générations : elle est
cause d’alcoolisme, de folie, de suicides, de malaises inexpliqués…
Mais leur mère, d’éducation conventionnelle, me le reproche et m’agresse
verbalement.
J’ai l’occasion d’être présent à l’agonie de mon géniteur. Il parle,
il dit sa honte alentour de sa négligence à mon propos mais il ne
demande pas pardon. C’est sa manière à lui de s’excuser ? Alors, je lui propose de témoigner pour la justice : ils s’énervent,
son épouse et lui !! Mais qu’est-ce que je m’imagine ?? Les autres
enfants victimes, c’est bien le cadet de leurs soucis !! Ils craignent
l’enquête policière… Alors, je vais seul, tant d’années après, et je
dépose plainte. Les procédures sont longues mais elles aboutissent à de
nouveaux aveux du monstre. Il s’avère qu’il a perverti son propre fils
et lui a enseigné à abuser d’enfants. Je me rends à la cellule
pédophilie de la police nationale et je témoigne à nouveau avec tous les
renseignements complémentaires que j’ai pu glaner grâce à d’autres
courageux qui, lors de mes visites à leur domicile, ont accepté de me
confier des noms, des faits, des indices précieux.
Plus je vais et plus je capte la globalité du phénomène. Dans mes
déplacements et recherches de contacts, je me lie d’amitié avec un chef
d’enquête qui confirme les nombreux liens existant entre le crime
organisé et l’Administration. Des journalistes m’informent au sujet de
témoins qui disparaissent mystérieusement avant certains procès. Dans
la magistrature, les ripoux sont présents, je le pressentais depuis
longtemps, j’avais été témoin de faits très clairs. Puis, je reçois moi
aussi mes premières menaces de mort et mon bureau est fouillé de nuit :
on a abattu les portes à coups de hache…
D’associations en associations, j’en apprends davantage sur nos
existences de victimes, sur nos résiliences, notre résistance, nos
souffrances : grâce à ces partages, je me reconstruis aussi, dans ces
solidarités émouvantes, au travers de liens qui s’établissent pour
toujours. J’assiste à des conférences, à des interrogatoires de
responsables, à des débats chez SOS Inceste. Puis aussi à de
mini-congrès où les victimes qu’on appelle maintenant des
« survivants-es » n’ont pas droit à la parole, sauf exceptions
spectaculaires choquantes : mises à nus publiquement, elles
s’effondrent, chaque fois. Les professionnels acclament leur courage et
elles retrouvent le sourire d’avoir bien supporté une nouvelle
humiliation, s’imaginant être ainsi reconnues… Comme cobayes ?
Je me rapproche du féminisme dit troisième mouvement « égalitaire ».
J’étudie de plus près les horreurs que les civilisations patriarcales
font subir aux femmes depuis l’antiquité mais qui sont encore perpétrées
dans chaque pays, qu’ils se disent démocratiques ou non. Je pense sans
cesse à mes enfants qui, entre temps, ont eu à leur tour une belle
descendance.
Et je m’inquiète pour eux tous. À cause d’eux, pour elles, mes fille
et petites-filles, je m’engage dans ce féminisme en comprenant que ce
monde doit changer impérieusement et que je dois en être un artisan. Je
dis même publiquement que je ne regrette pas les années noires des
viols et de l’ostracisme car ces expériences m’ont permis de me faire
finalement une idée précise du monde dans lequel mes fille et
petites-filles vont devoir grandir.
Enfin, entre plusieurs, nous montons un premier groupe de parole puis
un deuxième. Je constate avec bonheur le soulagement que l’on peut
apporter à des survivantes et survivants au plus profond de leur
solitude. Cette solitude que j’ai trop bien connue pour ne pas savoir
parler des souffrances qu’elle entraîne, de l’asphyxie qu’il convient de
rompre, de l’espoir qu’il est urgent d’apporter aux victimes isolées.
Alors je me mets à témoigner publiquement, comme ici et maintenant
devant vous qui me lisez car, déjà, à la cellule pédophilie de la police
nationale, ces personnes exceptionnelles en charge de toutes ces
enquêtes, me le disaient : « Le travail le plus efficace en ces matières
est la médiatisation et la répétition de votre témoignage autant de
fois que vous aurez le courage de le proclamer. »
La nuit suivante de mon difficile déballage final complet auprès
d’eux (à qui je communique fidèlement chaque nouvel élément qui tombe à
ma portée), j’ai fait ce rêve percutant, ce n’est pas un cauchemar,
comme les autres, le voici : Je suis seul chez moi et, dans un moment de détresse, je découpe la
partie supérieure de mon crâne, la calotte cranienne qui est découpée et
ôtée. On peut voir mon cerveau à vif et, dans le sang bouillonnant qui
circule, mes neurones sont ainsi à l’air. J’ai un léger vertige de me
voir subitement dans cet état et je décide de m’allonger dans un
fauteuil. Là-dessus, mes enfants et ma femme ouvrent la porte et
s’effrayent à la vue de mon état, ils s’écrient : « Papa, papa,
qu’est-il arrivé ?!? Vite, vite, on va te soigner !!! » Mais je
réponds alors : « NON, NON !!! Car je veux enfin vivre libre,
LIBRE !!... »
À 63 ans, j’ai enfin trouvé la sérénité, je me fais soigner du
Syndrome de stress post-traumatique qui m’empêchait d’écrire à la main
et qui me provoquait des blocages complets du squelette durant plusieurs
semaines ou plusieurs mois, chaque année. Je prétends vaincre tous mes
maux psychosomatiques et j’ai acquis la confiance de l’instant présent.
Je n’attends rien et je reste prêt à faire face à chaque seconde,
tranquillement, au meilleur comme au pire. J’ai trouvé ma place et mon
engagement pour le Progrès et la Liberté. J’ai fait mon deuil de ces
besoins d’être chéri. Je sais, par contre, qu’il y a des gens bien pour
qui je compte vraiment. Je crois en la Vie et je trouve merveilleuses
les chaînes de solidarité que d’innombrables personnes exceptionnelles
animent sans jamais se décourager.
Je réserve un mot final à l’intention des survivantes et des
survivants qui me lisent : comme beaucoup d’entre vous, je me suis
occasionnellement automutilé, tailladé, brûlé, dans ces crises de
violences retournées sur nous-mêmes. J’ai souffert d’hallucinations en
plusieurs occasions, sans effet des drogues; ou encore, dans des moments
de déstabilisations intenses, je voyais se déformer les murs ou les
gens alentour. J’ai pensé parfois perdre la raison et je me disais :
« résiste encore jusqu’à la semaine prochaine, au moins jusque
demain ! » Je souffre toujours de vertiges ou de ces oppressions qui
interdisent à mes poumons l’accès de l’oxygène.
J’ai vécu le fantasme de la prostitution et cela m’a poursuivi
longtemps, comme il est de notoriété publique que les personnes qui sont
conduites à se prostituer sont jusqu’à 86% des victimes d’inceste et/ou
de pédocriminalité, dans leur conditionnement terrible d’enfants
dépossédés d’eux-mêmes.
Et il importe de souligner aussi que 80% au moins des SDF font partie
de ce tiers déshérité de la population mondiale. Il semble même, à
plusieurs d’entre nous, que nous n’avons pas droit à gagner de l’argent
ou, plutôt, à en recevoir : cela fait partie de la distorsion cognitive,
du cancer de la culpabilisation et de l’auto-flagellation qui nous
ronge. Le message des prédateurs est toujours là, après des siècles :
ils veulent notre humanité annulée, notre place dans l’Univers
inexistante; vampirisé/es, nous serions des sans-droits, la honte
devrait nous rendre prisonnières et prisonniers de la nuit obscure et
nous écraser de silence.
Mais « résister, c’est créer; et créer, c’est résister » !! C’est à
cette tâche formulée par Stéphane Hessel que nous travaillons, nous,
survivantes et survivants. Nos liens entre nous et notre solidarité
sont notre victoire. Luttons pour les droits humains, plus pour les
droits de l’Homme !"
En témoignage, Août 2013. Victor Khagan, (lien)
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