mercredi 25 décembre 2013

La lettre de Nadedja Tolonkonnikova, lettre de la maison des mortes. Le nazisme, tout simplement..

La Mordovie en 5 images (lien)




 En ce lundi 23 septembre, je déclare une grève de la faim. C’est une méthode extrême, mais je suis absolument persuadée que c’est la seule issue possible, pour moi, face à la situation. L’administration de la colonie refuse de m’entendre. Mais de mon côté, je ne renoncerai pas à mes exigences, je n’ai pas l’intention de rester sans rien faire, d’observer sans un murmure la façon dont les conditions de vie serviles dans la colonie mettent les gens à genoux. J’exige le respect des droits humains dans la colonie, j’exige le respect de la loi dans le camp de Mordovie. J’exige que l’on nous traite comme des êtres humains, et non comme des esclaves.
Celui qui n’a pas fait de taule en Mordovie n’a pas fait de taule du tout
Cela fait déjà un an que je suis arrivée à la colonie disciplinaire n°14 (CD-14), dans le village mordove de Partsa. Comme disent les prisonnières : "Celui qui n’a pas fait de taule en Mordovie n’a pas fait de taule du tout". J’ai commencé d’entendre parler des camps mordoves dès l’époque de ma détention au centre n°6, à Moscou. Le régime le plus brutal, la journée de travail la plus longue, le non-droit le plus criant. En Mordovie, on vous accompagne comme au peloton d’exécution : "Peut-être que ce ne sera finalement pas la Mordovie ? Peut-être qu’on te déplacera ?" On ne m’a pas déplacée – et à l’automne 2012, je suis arrivée dans ce camp, sur la berge du fleuve Partsa.

La Mordovie m’a accueillie en la personne du directeur adjoint de la colonie, le lieutenant colonel Kouprianov, qui commande en pratique notre CD-14, par ces mots : "Sachez le : moi, en matière de vues politiques, je suis stalinien." Quant à l’autre patron (car la colonie est gérée en tandem), le colonel Koulaguine, il m’a convoquée dès le tout premier jour pour un entretien, dont le but était de me contraindre à admettre ma culpabilité. "Vous avez connu un malheur. N’est-ce pas ? On vous a donné deux ans de colonie. Et quand les gens traversent des malheurs, ils changent habituellement leurs points de vue. Il faut que vous reconnaissiez votre culpabilité pour sortir plus tôt, en libération conditionnelle. Mais si vous ne l’admettez pas, il n’y aura pas de conditionnelle." J’ai immédiatement annoncé au directeur que je n’avais l’intention de travailler que dans le cadre des huit heures journalières imposées par le Code du travail. "Le code, c’est le code. Mais l’important, c’est de respecter les normes de rendement. Si vous ne les remplissez pas, vous resterez en journée de travail prolongée. Et vous savez, ici, on en a brisé des plus dures que vous ! " m’a répondu le colonel Koulaguine.

Toute ma brigade, à l’atelier de couture, travaille 16 ou 17 heures par jour. De 7h30 à 00h30. Le sommeil, dans le meilleur des cas, c’est quatre heures par nuit. Un jour férié tous les mois et demi. Presque tous les dimanches sont travaillés. Les détenues rédigent des demandes pour travailler les jours censément fériés, qu’elles signent par la formule "selon mon souhait propre". En réalité, évidemment, ça n’a rien à voir avec leur souhait. Mais ces demandes sont rédigées sous la contrainte de la direction, par l’intermédiaire des prisonnières qui en exécutent la volonté.
Personne n’ose désobéir
Personne n’ose désobéir (en ne rédigeant pas ces demandes de travail, c’est-à-dire en refusant de travailler jusqu’à une heure du matin). Une femme de 50 ans a demandé à quitter la zone de production non à 00h30, mais à 20h, pour pouvoir se coucher à 22h et, au moins une fois dans la semaine, dormir huit heures. Elle ne se sentait pas bien, elle a de la tension. En réponse, une réunion de brigade a été convoquée, au cours de laquelle cette femme a été réprimandée, rabaissée et humiliée, traitée de parasite. "Il faudrait que tu dormes plus que les autres ? T’as qu’à marner, rosse !" Quand une membre de la brigade ne va pas travailler sur ordre du médecin, on fait aussi pression sur elle. "Moi, j’ai été coudre avec 40 de fièvre – et sans souci. Tu t’es demandée, toi, qui allait coudre à ta place ?!"

Mon secteur de résidence, au camp, m’a accueillie en la personne d’une détenue qui purge dix ans, par ces mots : "Les ordures de là-haut ont peur de te mettre la pression. Ils veulent le faire en se servant des prisonnières !" Le régime à la colonie est effectivement organisé de façon que l’étouffement de la volonté de l’individu, son intimidation, sa transformation en un esclave muet soient réalisés par les prisonnières occupant les postes de maîtres de brigades et aînées de secteurs, qui reçoivent leurs ordres des directeurs. [NDLR : c'est toujours le même principe, celui des Nazis, des camps staliniens et de tous les systèmes fascistes en général, faire en sorte que ce soient les détenus eux-mêmes -les kapos-, souvent de droit commun ou d'une ethnie ou obédience différentes, qui exécutent les basses œuvres ("illégales" ici) que les chefs ne peuvent se permettre d'accomplir ; ils seront remerciés par quelque quignon supplémentaire puis jetés eux aussi en pâture à de nouveaux promus plus performants (il faut toujours renouveler les stocks de larbins sinon ils s'endorment voire peuvent trahir) qui les traiteront exactement comme eux -mêmes ont traité leurs camarades et ainsi de suite.. Une sorte de "syndrome de Stockholm" sociologique induit, à vaste échelle, mais moins grave et plus explicable que le classique car il y a vraiment un bénéfice, si minime soit-il, à la clef, lien avec "Le syndrome de Stockholm".]

Vestnikcivitas

Vestnik civitas

Pour maintenir la discipline et l’obéissance, on a largement recours à un système de punitions informelles : "rester dans la zone extérieure jusqu’au signal" (soit l’interdiction d’entrer dans les baraquements, même en automne et en hiver ; dans le deuxième secteur, celui des handicapés et des retraités, une femme qui est restée une journée dans la zone extérieure a eu les mains et les pieds gelés au point qu’il a fallu lui amputer un pied et les doigts d’une main), "boucler l’hygiène" (interdiction de se laver et d’aller aux toilettes), "boucler le placard de nourriture et le salon de thé" (interdiction de manger son propre repas et de boire ses boissons). C’est à la fois ridicule et effrayant d’entendre une femme adulte, la quarantaine, dire : "Bon, aujourd’hui on est punies ! Et demain, ils vont nous punir aussi ?". Elle n’a pas le droit de sortir de l’atelier pour aller pisser, pas le droit de prendre un chocolat dans son sac à main. C’est interdit.

La détenue qui ne rêve que de sommeil et d’une gorgée de thé, qui est surmenée, éreintée et sale se transforme en matériel obéissant dans les mains de l’administration – d’une administration qui ne nous voit que comme une force esclave gratuite. En juillet 2012, mon salaire a ainsi été de 29 (vingt-neuf !) roubles. Dans le même temps, la brigade coud 150 uniformes de police par jour. Où va l’argent reçu pour ces uniformes ?

Plusieurs fois aussi, de l’argent a été alloué pour un renouvellement complet des équipements du camp. Pourtant, la direction s’est contentée de faire repeindre les machines à coudre par les détenues. Selon le Code du travail, dans le cas d’une inadaptation des équipements aux standards industriels contemporains, les normes de rendement doivent être réduites relativement aux normes-type du secteur en question. Mais les normes de rendement ne cessent, à l’inverse, d’augmenter. De manière fabuleuse et soudaine. « Montre leur que tu peux donner 100 costumes, ils mettront la base à 120 ! », disent les plus expérimentées. Et tu ne peux pas ne pas leur donner – sinon, tout le secteur est puni, toute la brigade. Punies, par exemple, en étant obligées, collectivement, de rester debout plusieurs heures à l’extérieur. Avec interdiction d’aller aux toilettes. Avec interdiction de boire une gorgée d’eau.
Non mais, tu sais pas que tu vis en Russie, pour poser des questions pareilles ?
Il y a deux semaines, la norme de rendement pour toutes les brigades de la colonie a été augmentée de 50 unités. C’est-à-dire que la norme, qui était avant de 100 uniformes de police par jour, est passée à 150. Selon le Code du travail, les travailleurs doivent être informés des changements de normes pas plus tard que deux mois avant la décision. Au CD-14, nous nous réveillons simplement un beau matin avec une nouvelle norme, parce que ça leur a pris, à la direction de notre "suerie" (c’est comme ça que les détenues appellent la colonie). La quantité de membres de la brigade baisse (elles sont libérées ou s’en vont) mais la norme augmente – par conséquent, il faut rester travailler de plus en plus tard. Les mécaniciennes disent que les pièces détachées nécessaires pour réparer les machines manquent et continueront de manquer : "Y a pas de pièces détachées ! Quand  y en aura ? Non mais, tu sais pas que tu vis en Russie, pour poser des questions pareilles ?" Au cours des premiers mois sur la zone de travail, j’ai pratiquement appris la profession de mécanicienne. De force, et seule. Je me suis jetée sur la machine avec un tournevis dans les mains et l’espoir farouche de la réparer. Tu as les mains pleines de blessures d’aiguilles et de griffures, le sang s’étale sur la table, mais quand même tu t’efforces de coudre. Parce que tu es une partie de la chaîne, et qu’il te faut absolument, à égalité avec les couturières expérimentées, remplir ta tâche. Et cette machine du diable se casse et se recasse. Parce que tu es nouvelle, et que dans les conditions du camp, les équipements déficients, c’est évidemment pour toi, et tu te retrouves, évidemment, avec le moteur le plus débile. Et ce moteur, de nouveau, te lâche – et toi, de nouveau, tu cours chercher la mécanicienne (évidemment impossible à trouver). Et on te hurle dessus, on te presse parce que tu as stoppé la chaîne. La colonie ne prévoit pas de formation au métier de la couture. Les nouvelles sont directement assises à une machine avec une tâche à remplir.
Elle est morte à l’infirmerie du CD-14
"Si tu n’étais pas Tolokonnikova, on t’aurait *** depuis longtemps", disent les prisonnières proches de la direction. Et c’est vrai, les autres sont battues. Pour mauvais rendement. Frappées aux reins, au visage. Par les détenues elles-mêmes – mais pas un coup n’est asséné dans le camp des femmes sans que l’administration ne soit au courant et ne l’approuve. Il y a un an, avant que j’arrive, une tsigane du troisième secteur a été battue à mort (c’est le "secteur-pression" où on met celles dont on veut qu’elles soient battues quotidiennement). Elle est morte à l’infirmerie du CD-14. L’administration a pu cacher le fait que la mort était survenue suite à des coups : ils ont écrit "arrêt cardiaque". Dans un autre secteur, les nouvelles qui ne remplissaient pas les rendements dans l’atelier de couture ont été forcées de se déshabiller et de coudre nues. Personne n’ose porter plainte devant l’administration, parce que l’administration répond par un sourire et un renvoi dans le secteur, où la "balance" se fait frapper, sur ordre précisément de l’administration. La direction de la colonie a avantage à ce bizutage contrôlé, comme moyen de contraindre les condamnées à se soumettre totalement au régime de non droit.

Il règne, dans la zone de production, une atmosphère de menace et de tension. Les prisonnières, en manque constant de sommeil et éreintées par la course à l’exécution de normes de rendement inhumaines, sont prêtes à se déchaîner, à hurler, à se battre pour le prétexte le plus insignifiant. Tout récemment, une jeune fille a été frappée à la tête avec des ciseaux parce qu’elle n’avait pas remis des pantalons en temps. Une autre, ces jours-ci, a tenté de s’ouvrir le ventre à la scie. On l’a arrêtée avant.

Celles qui étaient au CD-14 en 2010, l’année des incendies et de la fumée, racontent comment, tandis que le feu approchait des murs de la colonie, les détenues continuaient d’aller en zone de production et d’exécuter leur norme. On voyait mal à deux mètres à cause de la fumée, mais elles cousaient, en s’attachant des linges mouillés sur le visage. À cause de la situation exceptionnelle, on ne les envoyait pas déjeuner à la cantine. Des femmes racontent comment alors, monstrueusement affamées, elles rédigeaient des journaux pour tenter de fixer l’horreur ambiante. Quand les incendies se sont arrêtés, le département sécurité de la colonie a soigneusement perquisitionné et confisqué tous ces journaux, pour que rien ne filtre dehors.

Les conditions sanitaires quotidiennes de la colonie sont établies de façon que la prisonnière se sente comme un animal sale, sans droit. Et bien que chaque secteur ait sa salle d’hygiène, on a mis en place dans la colonie, à des fins d’éducation et de punition, un système d’ "hygiène commune" unique : il s’agit d’une pièce d’une capacité de cinq personnes, où toute la colonie (800 membres) doit venir se laver "en-dessous". Nous n’avons pas le droit de faire notre toilette intime dans les salles d’hygiène de nos baraquements, ce serait bien trop confortable. À l’"hygiène commune", c’est la cohue permanente, les filles s’efforcent le plus vite possible, avec des seaux, de nettoyer leur "nourrice" (comme on dit en Mordovie) en se montant sur la tête les unes des autres. Nous avons le droit de nous laver les cheveux une fois par semaine. Mais ce jour de bain est régulièrement annulé. La raison – pompe en panne ou canalisation bouchée. Il est arrivé que le secteur ne puisse pas se laver pendant deux ou trois semaines d’affilée.

Quand une canalisation se bouche, l’urine gicle et les excréments volent en grappes
Quand une canalisation se bouche, l’urine gicle et les excréments volent en grappes. Nous avons appris à nettoyer les tuyaux nous-mêmes, mais ça ne dure pas longtemps – ils se rebouchent. Et la colonie n’a pas de câbles de purge. La lessive, c’est une fois la semaine. Dans la buanderie : une petite pièce avec trois robinets d’où coule de l’eau froide, en mince filet.

À ces mêmes fins éducatives, visiblement, les détenues n’ont droit qu’à du pain rassis, à du lait généreusement coupé d’eau, à du millet exclusivement rance et à des pommes de terre uniquement pourries. Cet été, on a apporté à la colonie, en gros, des sacs de tubercules de pommes de terre gluants. Dont on nous a nourries.

On pourrait parler indéfiniment des infractions quotidiennes et industrielles au CD-14. Mais mon grief essentiel, premier, à l’encontre de la colonie concerne un autre plan. Il est dans le fait que l’administration empêche de la façon la plus brutale que toute plainte ou demande liée au CD-14 ne sorte de ses murs. Mon principal grief à l’encontre de la direction, c’est qu’ils contraignent les gens au silence. Sans dédaigner les méthodes les plus lâches et les plus viles. De ce problème découlent tous les autres – la norme de rendement gonflée, la journée de travail de 16 heures, etc. La direction se sent impunie et accable hardiment les détenues, de plus en plus lourdement. Je ne parvenais pas à comprendre pourquoi elles se taisent toutes jusqu’à ce que je ne sois moi-même confrontée à cette montagne d’entraves qui se déverse sur la prisonnière qui décide d’agir. Les plaintes ne sortent tout simplement pas de la colonie. La seule chance, c’est de porter plainte par l’intermédiaire de membres de la famille ou d’un avocat. L’administration, elle, mesquine et vindicative, use de tous les mécanismes possibles de pression sur la détenue pour qu’elle le comprenne : mieux vaut ne se plaindre à personne, ou les choses ne feront qu’empirer. Ils ont recours à la punition collective : tu t’es plaint qu’il n’y avait pas d’eau chaude – ils la coupent définitivement.

En mai 2013, mon avocat Dmitriï Dinze a déposé une plainte au Parquet sur les conditions de vie et de travail au CD-14. Le directeur adjoint du camp, le lieutenant colonel Kouprianov, a dans l’instant établi au sein de la colonie des conditions insupportables. Perquisition après perquisition, vague de rapports sur toutes mes connaissances, confiscation des vêtements d’hiver et menace de saisie des chaussures d’hiver. Sur la zone de production, ils se vengent à l’aide de tâches de couture complexes, en augmentant la norme de rendement ou par des malfaçons créées intentionnellement. La doyenne du secteur attenant au mien, qui est le bras droit du lieutenant colonel Kouprianov, a ouvertement incité les détenues à déchirer la production dont je répondais dans l’atelier, afin qu’il y ait prétexte à m’envoyer en isolation punitive pour "détérioration de bien étatique". C’est elle encore qui a ordonné aux détenues de son secteur de me provoquer à des bagarres.
On peut tout subir
On peut tout subir. Tout ce qui ne concerne que soi-même. Mais la méthode d’éducation collective de la colonie signifie autre chose. Avec toi, c’est tout ton secteur qui subit, toute la colonie. Ils s’attaquent – et c’est le plus vil – aux gens qui ont eu le temps de te devenirs chers. Une de mes amies a été privée de sa liberté conditionnelle, qu’elle visait depuis sept ans en remplissant consciencieusement sa norme dans la zone de production. Elle a été punie pour avoir bu du thé avec moi. Le jour même, le lieutenant-colonel Kouprianov l’a transférée dans un autre secteur. Une autre de mes bonnes connaissances, une femme très cultivée, a été jetée dans le secteur-pression pour être battue chaque jour parce qu’elle avait lu et discuté avec moi d’un document du ministère de la justice intitulé "Règlement intérieur des établissements correctionnels". Des rapports ont été rédigés sur toutes celles qui communiquaient avec moi. J’avais mal de voir souffrir des gens qui me sont proches. Le lieutenant-colonel Kouprianov, avec un mauvais sourire, m’a dit alors : "Il ne te reste sans doute plus une seule amie !" Et a expliqué que tout cela était lié à la plainte de l’avocat Dinze.

Je comprends aujourd’hui que j’aurais dû déclarer une grève de la faim dès le mois de mai, dès que je me suis retrouvée dans cette situation. Mais face à la pression monstrueuse qu’ils avaient mise en branle sur les autres détenues, j’ai stoppé le processus de plainte contre la colonie. Il y a trois semaines, le 30 août, j’ai demandé au lieutenant-colonel Kouprianov de garantir à toutes les détenues de la brigade dans laquelle je travaille une nuit de sommeil de huit heures. Il s’agissait de réduire la journée de travail de 16 heures à 12 heures. "Très bien, dès lundi, la brigade ne travaillera même que huit heures par jour", a-t-il répondu. C’est un nouveau piège, je le sais : parce qu’il est physiquement impossible, en huit heures, de remplir notre norme gonflée. Par conséquent, la brigade n’aura pas le temps d’y parvenir, et sera punie. "Et si elles apprennent que c’est de ta faute, a poursuivi le lieutenant-colonel, alors il ne t’arrivera plus rien de mal – parce qu’en cette vie, il n’arrive rien de mal." Le lieutenant colonel a fait une pause. "Encore une chose : ne t’avise plus jamais de demander quelque chose pour les autres. Ne demande des choses que pour toi-même. Je travaille dans les camps depuis de nombreuses années – et tous ceux qui sont venus me demander des choses pour les autres ont toujours quitté mon bureau pour une cellule d’isolation punitive. Tu es la première à qui ça n’arrive pas."
Elles vous frappaient, non ? Elles vous frappaient. Elles vous
arrachaient la gueule ? Elles vous arrachaient la gueule
Au cours des semaines suivantes, il s’est établi dans le secteur de résidence et sur la zone de production une situation insoutenable. Les détenues proches de la direction ont commencé d’inciter le secteur à la vengeance : "Vous êtes punies de consommation de thé et de nourriture ainsi que de pauses toilettes et cigarettes pour une semaine. Et désormais, vous serez punies en permanence si vous n’adoptez pas une conduite différente avec les nouvelles, et en particulier avec Tolokonnikova – cette conduite que les vieilles détenues avaient à votre égard à l’époque. Elles vous frappaient, non ? Elles vous frappaient. Elles vous arrachaient la gueule ? Elles vous arrachaient la gueule. Eh bien, allez-y : ***-les, elles aussi. Vous n’en subirez aucune conséquence."

J’ai été provoquée : conflit après conflit, bagarre après bagarre. Mais quel sens y a-t-il à entrer en conflit avec des êtres dépossédés de leur volonté propre, agissant sur ordre de l’administration ? Les détenues mordoves ont peur de leur ombre. Elles sont totalement terrorisées. Hier encore, elles étaient bien disposées à mon égard, elles me suppliaient : "Fais au moins quelque chose pour la journée de production de 16 heures !". Mais depuis que la direction m’est tombée dessus, elles ont toutes peur de même m’adresser la parole. J’ai fait des propositions à l’administration pour sortir du conflit. En m’affranchissant, moi, de la pression des détenues sous contrôle de la direction, pression créée artificiellement par cette dernière ; et en affranchissant toute la colonie du travail servile, en réduisant la norme de rendement des couturières dans la stricte observance de la loi. Mais en réponse, la pression n’a fait que s’alourdir. Pour cette raison, je déclare, à compter d’aujourd’hui, 23 septembre, une grève de la faim, et mon refus de prendre part au labeur servile du camp tant que la direction de la colonie ne commencera pas de respecter les lois, et de considérer les femmes détenues non comme du bétail jeté hors du champ de la loi pour satisfaire les besoins de la production couturière, mais comme des êtres humains."
Nadejda Tolokonnikova

Illustrations : la Mordovie en 5 images (lien)

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